L'HYMNE ESPAGNOL
RESTE SANS VOIX

2008 – Libération

Curiosité, la Marche royale est instrumentale. Après concours, des paroles ont été ajoutées. A peine approuvé, le refrain passe à la trappe pour avoir échauffé les nationalismes du pays.
Le ténor Plácido Domingo ne chantera pas la
Marche royale au cours d’un fastueux gala, initialement prévu lundi prochain à Madrid. Annoncée comme le symbole d’une Espagne réconciliée avec elle-même, la fête est tombée à l’eau. Et l’hymne national devra se contenter, pour longtemps encore, d’une version instrumentale. En l’espace d’une semaine, le Comité olympique espagnol, le COE, est passé de l’euphorie à la déprime. Dans un premier temps, il annonce la fin d’une bizarrerie espagnole, celle d’une musique sans paroles. Le COE l’assure : la Marche royale, un hymne datant du XVIIIe siècle, sera enfin entonné à pleins poumons, aux JO et lors des compétitions internationales, par les sportifs espagnols jusqu’ici forcés à rester silencieux ou à fredonner un air. Un héros sort alors de l’anonymat : sur 7 000 propositions, un jury retient celle de Paulino Cubero, un ingénieur de 52 ans au chômage. Ce sont quatre strophes prudentes et consensuelles, commençant par : «Vive l’Espagne/Chantons tous ensemble/d’une voix distincte/Et d’un seul coeur.» Mardi soir, le président du COE, Alejandro Blanco, annonce d’une voix blanche qu’il fait marche arrière. «Nous avons décidé de retirer les paroles. Elles devaient nous unir. Or elles ont provoqué le rejet et la discorde.» Paulino Cubero, qui ira devant les tribunaux, est furieux de cette volte-face : «Je vais devoir retourner pointer à l’Inem [l’ANPE espagnole, ndlr].»
«Insipide». Plus question donc, comme c’était prévu, de recueillir un demi-million de signatures et de soumettre le texte à la Chambre des députés, préalable requis pour lui conférer un caractère officiel. Le COE, instigateur de cette initiative inédite, a reporté le projet. Et les membres du jury —musiciens, sportifs, historiens, etc. — sont les premiers à reconnaître qu’une telle opportunité ne se représentera pas de sitôt.
«On n’avait pas d’autre choix que de renoncer, a précisé Alejandro Blanco. Dans le cas contraire, c’était la bronca assurée.» Dès la publication des paroles dans le quotidien conservateur ABC, la semaine dernière, les critiques fusent de toutes parts, en particulier chez les politiques. Les plus miséricordieux qualifient le texte d’«insipide». D’autres, surtout à gauche, le jugent «anachronique», «ridicule» ou «rance». «On dirait qu’il a été écrit au début du siècle», ironise Gaspar Llamazares, leader communiste.
Quant aux nationalistes du Pays basque et de Catalogne, ils remettent en cause jusqu’à son bien-fondé.
«Ne vous attendez pas à ce que je chante Viva España !» rigole Artur Mas, chef de file des nationalistes catalans. D’autant que, dans ces régions, les symboles nationaux sont souvent méprisés ou rejetés. Ces derniers temps, des dizaines de photos du roi ont été brûlées par des indépendantistes catalans. Au Pays basque, nombre de municipalités refusent toujours de hisser le drapeau national sur leur fronton. Dans une nation d’identités morcelées comme l’Espagne, beaucoup se demandent aujourd’hui si le projet avait une quelconque chance de réussite. «Comment voulez-vous que l’hymne soit accompagné de paroles, alors qu’une partie du pays n’accepte pas l’idée d’une nation espagnole ?» s’interroge l’historien Juan Pablo Fusi.
«C’est trop tard». Cette affaire de l’hymne souligne une fracture idéologique divisant l’Espagne en (au moins) deux blocs : ceux, d’un côté, qui soutiennent l’idée d’une «nation de nations», d’un modèle fédéral, voire confédéral ; de l’autre, les supporteurs d’une nation unie et indivisible, représentés par la droite et les nostalgiques du franquisme. Pour ceux-ci, l’Espagne mérite une Marche royale, avec des paroles faisant référence à une «patrie unique». Pour les premiers, il y a bien assez avec les hymnes régionaux ; sur les 17 communautés autonomes, seules quatre en sont dépourvues. Paradoxe : dans les régions les plus nationalistes, les hymnes, dûment entonnés dans des cérémonies officielles — et parfois sportives —, ont bien meilleure santé que la
Marche royale. En Galice, les nationalistes voudraient le rendre obligatoire dans les crèches. Le Gora ta gora basque, aux accents ultra-catholiques, suscite la ferveur. Idem pour Els Segadors, une chanson populaire du XVIIe siècle adoptée par les Catalans comme leur chant national. Que faire alors de la Marcha Real ?
Le mieux, semble dire la majorité au milieu d’une polémique très animée, c’est de ne pas y toucher.
«C’est un sujet trop sensible, témoigne Maria Teresa Cotiño, jeune productrice de cinéma à Madrid. Ça me rappelle trop le franquisme. Ça fait démodé, archaïque, et me renvoie à l’époque de mes grands-parents.» Comme près d’un quart des Espagnols, elle est favorable à la restauration de la IIe République (1931-1936), régime balayé par le putsch de Franco, et qui avait sa propre marche, l’Hymne de Riego, que les militants républicains continuent à chanter. Les historiens — en tout cas la majorité d’entre eux — sont les premiers à voir dans cette tentative de chant unitaire par le COE un effort inutile et déplacé. Sauf si toutes les sensibilités politiques parviennent à un accord préliminaire, hypothèse peu imaginable. «Souvent nés dans les siècles précédents, les hymnes surviennent à des moments d’exaltation et de construction d’une identité nationale. Dans le cas espagnol, ce fut trop conflictuel. Et aujourd’hui, c’est trop tard», dit l’historien Alvarez Junco. «Le plus intelligent, c’est de garder cet hymne tel quel, dit un chroniqueur du quotidien Publico. En l’absence de paroles, chacun peut y mettre les siennes, en silence.»

François Musseau

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