D'OU VIENS-TU KANAKY ?

2009 – Les Nouvelles Calédoniennes

L’ouvrage est sorti en mai 1976, soit moins d’un an après l’acte refondateur que fut pour le monde kanak le festival Mélanésia 2000 : dans Terre natale, terre d’exil (1), consacré à l’insurrection de 1878, Roselène Dousset-Leenhardt sera la première à débaptiser publiquement la Nouvelle-Calédonie, lui donnant en retour le nom de Canaquie, qu’elle définit dans l’index comme un néologisme formé à partir du mot canaque. Le 1er décembre 1984, s’inscrivant dans la même démarche, mais alors qu’entre-temps les indépendantistes ont restitué à canaque sa graphie originelle de kanak, Jean-Marie Tjibaou proclame : « Kanaky est en train de naître », une orthographe qui est aussitôt et pour la première fois transcrite avec la mise en place, ce même jour, du gouvernement provisoire de la République de Kanaky. Un quart de siècle plus tard, qu’il soit révéré ou diabolisé, seul ou accolé à Nouvelle-Calédonie, ce nom de Kanaky fait partie intégrante de la vie publique calédonienne, même s’il n’a jamais eu d’autre existence légale que celle de rares intitulés d’associations enregistrés au Journal Officiel de Nouvelle-Calédonie (2).
Selon l’ethnologue Jean Guiart, Jean-Marie Tjibaou, alors vice-président de l’Union calédonienne, aurait inventé seul le toponyme de Kanaky, « …imaginant ce nom de sa propre initiative » (3). S’il est exact que, contrairement à celle du drapeau, les militants de l’UC ne furent pas consultés sur la question du nom, cette allégation de Jean Guiart fait en revanche l’impasse sur les écrits de la fille du pasteur Leenhardt, que Jean-Marie Tjibaou ne pouvait ignorer. Adossée à cette référence, l’initiative de ce dernier aura donc consisté à éliminer la terminaison typiquement française en -ie (Calédonie, Canaquie), et à faire le choix du –y de Kanaky, choix sur les raisons duquel on ne peut aujourd’hui qu’avancer des hypothèses.
Première hypothèse, celle de la coutume : dans le récit païci qui devait inspirer le tableau inaugural de Mélanésia 2000, l’abri duquel descend celui qui va conter l’histoire de Tee Kanaké est décrit comme « un grand tronc d’arbre mort en forme d’y dressé sur l’esplanade. » (4) En 1984, fort de la légitimité que lui conférait l’écho persistant de Mélanésia 2000 dont il avait porté le projet, Jean-Marie Tjibaou était tout à fait fondé, pour bâtir le nom de Kanaky, à transposer le récit païci, le tronc d’arbre du conteur devenant celui sur lequel allait prendre appui le peuple kanak. Malheureusement, pour séduisante qu’elle soit, cette hypothèse du –y coutumier élude le fait que le tronc d’arbre en question était celui d’un arbre mort.
Seconde hypothèse, en parallèle à la précédente, celle de l’histoire en marche : tout comme la terminaison en –ie signe la toponymie française, la terminaison en –y renvoie le plus souvent à la toponymie anglo-saxonne (Italie en français, Italy en anglais). Dans cette optique, il convient de rappeler que quand Kanaky fut proclamée avec cette orthographe, la Grande-Bretagne, vigoureusement encouragée par l’Australie, venait de décoloniser les Nouvelles-Hébrides voisines, obligeant de fait la France à en faire autant, en prélude à l’indépendance de l’archipel sous le nom de Vanuatu. De même, dès le début des années 80, la presse calédonienne n’a eu de cesse de dénoncer le rôle de l’Australie, encore elle, et accessoirement celui de la Nouvelle-Zélande, pour leur soutien à la cause kanak. Dans ce contexte, il n’est pas aberrant d’envisager que le –y de Kanaky ait aussi été retenu par Jean-Marie Tjibaou pour signifier sans relâche cette dynamique anglo-saxonne qui avait permis à des indépendantistes mélanésiens de contraindre les Français au départ, et restait susceptible de favoriser une deuxième fois un tel projet. Là aussi toutefois, cette hypothèse n’est pas totalement satisfaisante, puisqu’elle évacue le tropisme américain de l’Australie, pour laquelle il n’était pas question de soutenir activement un front de libération nationale ayant opté pour le socialisme, qui plus est à proximité de ses côtes alors que l’URSS était encore debout.
Quoi qu’il en soit de ces restrictions, si ces deux hypothèses de la coutume et de l’histoire pouvaient un jour se vérifier, elles témoigneraient a posteriori du génie politique d’un Jean-Marie Tjibaou soucieux depuis toujours de tisser d’un bout à l’autre le fil d’un temps spécifiquement kanak. Aujourd’hui pourtant, comment faire de l’instrument d’un combat nationaliste un facteur de concorde pluriethnique, alors que le –y de Mélanésia 2000 renvoie à un temps de la coutume où les Kanak étaient seuls maîtres à bord de leur archipel, et le –y de la toponymie anglo-saxonne à un temps de l’histoire qui était celui de l’éviction des communautés allogènes ? Vu sous cet angle, on ne perçoit pas par quel moyen le nom de Kanaky pourrait s’accorder tel quel avec le destin commun et l’avenir partagé, avec ou sans la France. Dès 1989, les morts conjointes de Jean-Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné, assassinés sur le chemin de la paix aux cris hallucinés de « vive Kanaky, vive l’indépendance » devaient tragiquement sceller ce constat.
En août 2009, plus de vingt mille personnes — une première depuis les Evénements — défilaient pacifiquement dans les rues de Nouméa pour s’élever contre la flambée de violences qui secouait une nouvelle fois la Nouvelle-Calédonie. Ces manifestants, en majorité d’origine européenne mais pas seulement, des militants du FLNKS ayant en outre décidé d’afficher leur présence, étaient tous rassemblés sous la bannière du destin commun, illustré pour la circonstance par le slogan « Si y’a pas toi, y’a pas moi », en référence au titre d’une exposition à succès consacrée à la poignée de mains historique entre Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou. Dix jours plus tard, assimilés aux Français d’Algérie et aux Harkis, ces mêmes manifestants étaient voués à rejoindre « les poubelles de l’histoire » par une immense banderole en tête d’un cortège indépendantiste d’un millier de personnes emmené par l’USTKE et ses soutiens. Alors que le gouvernement calédonien s’est enfin engagé à ouvrir au sommet les discussions sur le futur toponyme de la Nouvelle-Calédonie, ce syndicat ne manque plus une occasion de brandir le nom de Kanaky.

François Dufour, président de l’association un Nom pour le Destin Commun


(1) Ed. Maisonneuve et Larose, Paris; (2) JONC, 15 novembre 2008 : Comité de pilotage du projet Kanaky/Alsace 2010, JONC, 15 octobre 2005 : Conseil autochtone pour la gestion des ressources naturelles en Kanaky Nouvelle-Calédonie. (3) Du sang sur le sable, Ed. Le Rocher à la Voile, Nouméa 2007 (4) Kanaké, mélanésien de Nouvelle-Calédonie, Ed. du Pacifique, Papeete 1976.

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